jeudi 25 juin 2015

Composition

A trop analyser certaines photos, on en arrive parfois à leur attribuer des qualités dont leur auteur lui-même n'est pas conscient. Il faut dire également que les photographes de renom savent "composer" une photo, rechercher des points dominants, des lignes, des mouvements suggérés. Certains de manière innée et improvisée, d'autres par un travail de patience.

Il vaut la peine de s'intéresser aux photos qui ont marqué l'histoire, au sens artistique s'entend, car leur impact est rarement dû au hasard. Comme je le disais dans un autre article, la photographie est un art, un art accessible au plus grand nombre certes, mais un art à part entière. L'expérience, le travail et le génie intrinsèque de certains photographes conduisent à des résultats qui n'ont pas grand-chose à envier à des peintres, sculpteurs ou musiciens reconnus.

J'aime les photos qui ne révèlent pas tout de suite leur contenu. Il est toujours intéressant, voire valorisant, de chercher, de suivre des indices, de repérer, de découvrir des détails ou des liens dans une image. Une photo peut être esthétiquement et artistiquement réussie lorsqu'on se dit au premier coup d'œil: "génial !". Même sans savoir pourquoi. D'ailleurs, il n'y a pas toujours de réponse à ce pourquoi.

Certaines fois, ce n'est pas immédiatement que l'on aime une photo. Il faut l'analyser, la décortiquer, essayer de comprendre plus que ce que révèle une première impression.

Parmi les bonnes photos on trouve celles dont on perçoit les qualités de la composition, des détails sous-jacents, des intentions du photographe. Mais il ne faut pas oublier celles dont la qualité perçue passe directement par le subconscient. On ne sait pas pourquoi, mais on aime. Parfois, même après un temps d'observation, les explications tardent à faire surface. Dans ce cas, il est certainement plus sage de s'en remettre à son instinct.

En photographie, il existe des règles de bienséance, des tendances, voire des contraintes, comme peuvent le ressentir certains. La règle des tiers, les diagonales, les lignes de force, la netteté, les contrastes en sont des exemples. Il semble que le grand art réside dans le fait de transgresser ces règles, mais seulement pour de bonnes raisons. Il n'est donc pas rare qu'une photo soit admirée de tous, bien qu'elle ne respecte aucun "standard".

Une bonne photo reste une bonne photo, qu'on la ressente seulement ou que l'on parvienne à l'analyser finement, c'est finalement le spectateur qui est juge.

Afin d'illustrer ces propos voyons quelques exemples. J'ai choisi des photos qui ne sont pas forcément très réussies, mais elles montrent l'intention mise en œuvre.

Sur la première, la composition est basée sur les regards, et les directions dans lesquelles ils sont orientés.




























Le point de départ est le petit Calvin (Calvin Klein en quelque sorte), en haut à gauche, qui sert de logo à la bière locale Calvinus. Jean Calvin étant le grand réformateur que l'on connaît, protestant, stricte, et certainement opposé à toute promotion de boissons alcoolisées, source potentielle de débauche. Il regarde le barman, de manière rigide et réprobatrice. Ce dernier semble admirer la jeune fille sur la terrasse qui, elle-même, contemple sa chope de bière. Un intrus (involontaire celui-là), qui pourrait être le "voyeur", observe le barman avec un air intrigué ou envieux.

Si on trace les directions des regards, on obtient le schéma suivant:


























On peut ne pas avoir remarqué cet alignement de regards. Comme je le disais, la photo est banale, mais l'intention l'est un peu moins.


Le second exemple est le suivant:







































Une personne consulte son portable, à une dizaine de mètres du mur latéral de la cathédrale Saint-Pierre (à Genève). Lorsque j'ai vu la position dans laquelle se tenait cet homme, j'ai tout de suite pensé "photo" et le contraste entre les lignes orthogonales de l'édifice et celles sinueuses de cette personne m'a donné envie de déclencher. Sur l'image suivante, la courbure dessinée par le dos de cette personne est mise en évidence:







































Là encore, la photo ne présente pas vraiment d'originalité, hormis justement cette ligne directrice qui s'oppose à la géométrie de l'arrière-plan.

La "vision" du photographe consiste également à repérer des formes, des couleurs, des contrastes, des caractéristiques remarquables (au sens premier du terme) et à les transposer sur une photo. Ce n'est certainement pas un gage de qualité, mais cela peut y contribuer.







mercredi 3 juin 2015

Oeil de photographe

On parle de doigts de pianiste, de précision d'horloger, de souplesse d'acrobate, mais qu'en est-il des photographes ? Ont-ils développé des facultés inhérentes à leur métier ? Seraient-ils doués d'on ne sait quel pouvoir surnaturel ? A l'heure où tout un chacun fait quotidiennement des dizaines de photos, pourquoi reconnaît-on et différencie-t-on assez rapidement une photo captée par un photographe de celle faite par monsieur tout le monde ? Il est possible de répondre à cette question.

Une réponse simple, et donc peu satisfaisante, est de dire que dans tous les métiers manuels ou artistiques, l'expérience est primordiale. Or, qui dit expérience, dit long temps d'apprentissage, peu compressible, durant lequel l'expertise s'acquiert plus par un phénomène osmotique que par une simple recette de cuisine. C'est pourquoi connaître tous les signes de l'alphabet ne fait pas de vous un poète, et acheter les meilleurs pinceaux et la peinture la plus réputée ne vous transforme pas en Picasso. De la même manière, en photographie, la connaissance de la technique seule, même accompagnée du meilleur appareil ne donne aucune garantie d'un résultat de qualité

Un photographe connu expliquait lors d'une conférence: "J'ai un appareil relativement peu sophistiqué et qui me convient parfaitement. Mais lorsque je rencontre des clients potentiels, j'ai toujours avec moi le dernier des réflex à la mode; sinon, je ne suis pas crédible". D'ailleurs, si vous avez, parmi vos amis, un bon photographe, prêtez-lui pour quelques minutes votre smartphone ou votre compact à 100 euros. Vous serez stupéfait par les résultats qu'il obtiendra. Ce genre d'expérience à la particularité de remettre les pendules à l'heure. Oui, photographe, c'est un métier.

Etant, entre autres, informaticien et photographe amateur, je suis certainement tombé sur les activités parmi les plus galvaudées. La plupart des personnes que je rencontre disent qu'elles "font de l'informatique". Il faut comprendre qu'elles "utilisent l'informatique". Oui, mais la limite devient floue, car beaucoup bricolent, essaient, suivent quelques tutoriels ou autres formations magiques sur le sujet, obtiennent même parfois des résultats, sans toutefois avoir la connaissance de ce qu'ils font, dans le sens de l'"avoir étudié", comme on apprend un métier. J'ai même autour de moi plusieurs personne qui, non seulement se disent informaticiennes, mais qui souvent travaillent dans le domaine de l'informatique. Or, une écrasante majorité d'entre elles n'a jamais étudié l'informatique.

Il en va de même pour la photo, avec l'avènement des téléphones portables multifonctions qui y a grandement contribué. Tout un chacun est capable de faire des photos. Mais, est-il photographe pour autant ? Attention, je ne conteste pas à toutes ces personnes le droit de faire des photos, de l'informatique, de la musique, de la réflexologie, de la cuisine moléculaire, de la numérologie quantique ou autre activité à la mode. Bien sûr, actuellement toutes les disciplines sont ouvertes au plus grand nombre et c'est très bien.

Je dis seulement que parfois j'aurais eu envie d'être chirurgien. Je n'ai jamais entendu quelqu'un, dans la rue, dire "je fais de la chirurgie"; en n'ayant pas suivi d'études de médecine, bien sûr. Les métiers peuvent donc se classer en deux catégories. Ceux qui sont exercés uniquement par les professionnels: pilote de ligne, dentiste, ténor, microbiologistes, etc. Et ceux correspondant à des activités que tous peuvent pratiquer: informatique, photo, peinture, sport, etc. Il n'y a pourtant pas autant de différence qu'on pense dans la hiérarchie des valeurs des divers métiers. Un excellent cuisinier a peut-être autant appris qu'un cardiologue ou qu'un danseur.

Mais nous nous égarons. Quel est le point commun à tous les photographes ? C'est simplement la manière de voir, au sens général donc; pas uniquement la manière de regarder. Par extension, un photographe ne voit pas le monde (d'un point de vue optique s'entend) comme les autres personnes. Au début, c'est curieux, et amusant même, de se surprendre à ne pas voir comme les autres. Le regard est sans cesse en train de scruter, viser, cadrer, filtrer. On regarde une voiture et on voit des courbes de Bézier, on observe une fleur et on raisonne en profondeur de champ, on marche dans un couloir et on imagine les points de fuite.

Ensuite, ce mode de vision s'installe et on n'y prête plus attention. C'est seulement une couche en plus, une sorte de calque supplémentaire qui n'entrave pas la vie courante. A la longue cela peut tout de même, chez certains, devenir gênant lorsque ce filtre ne peut plus être occulté et qu'il empiète sur ce que l'œil voit, c'est-à-dire la réalité, sans analyse technique ou colorimétrique. Seulement des impressions habituelles; simplement la vue.

Heureusement, il est possible, avec un peu d'entraînement, de permuter volontairement entre deux modes de vision: l'œil du photographe et l'œil "normal". Parfois un mode tente de s'immiscer dans l'autre et la sensation est alors déroutante. La sagesse voudrait que l'on considère cette nouvelle vision non pas comme une contrainte ou un désagrément, mais comme un exercice mental qui contribue à maintenir le cerveau en bonne forme.

J'ose à peine y penser, mais on pourrait imaginer une personne ayant une vision en mode Photoshop. Elle aurait, en temps réel, la possibilité d'effectuer la plupart des traitements qu'offre ce logiciel, sur les images captées par ses yeux. Cela impliquerait la vision en noir et blanc, le détourage des objets, le réglage du flou et bien d'autres paramètres. Il se pourrait d'ailleurs qu'un tel individu existe déjà quelque part; une sorte de savant autiste orienté images.

Tous les photographes sont à différents degrés doués de cette faculté.

Afin d'illustrer ces propos, voyons ce que nous propose cette photo en noir et orange. Le samedi 2 mai 2015 à 10h38 j'étais assis à la terrasse d'un café, à Carouge, dans la périphérie de Genève. Je parlais avec des amis lorsqu'une dame pose un cabas sur la table d'à côté. De manière inconsciente, mon œil a capté quelque chose. Je ne savais pas encore quoi, mais ce quelque chose a interrompu ma conversation. J'ai regardé plus précisément et j'ai compris. Un sujet de photo avait surgi. J'ai déclenché, pas forcément dans les meilleures conditions.

Quelque années auparavant j'aurais simplement ignoré ce cabas posé sur le côté et dont on voit le dessous, servant de fond à une tasse de café. Totalement inintéressant, aurais-je pensé. Mais là, j'ai cliqué; puis, légèrement recadré la photo, les couleurs étaient déjà bonnes.


Si on analyse cette photo, on peut y voir un simple rabat orange et une tasse de café sur fond noir. Moi, je lui trouve un peu plus d'intérêt. Je vois le profil d'une montagne noire, au moment du coucher de soleil. Le rabat noir peut également faire penser au masque de Batman. Sur la gauche, le pli vertical, qui n'est autre qu'une arrête du fond du sac, donne du relief à une sorte de diamant en forme de losange. La tasse de café vient probablement de se faire remplir par le haut; justement par ce triangle orange qui pourrait être un filtre à café Melita. Seule une fraction de la tasse est montrée, ce qui suffit à la définir. Je vois dans cette photo trois caractéristiques qui me tiennent à cœur: un contraste de couleurs, un aspect géométrique et des formes rappelant des symboles conventionnels. De quoi faire fonctionner l'imagination.






















L'essentiel est de voir, mais de bien voir. Et surtout d'être curieux.