On parle de doigts de pianiste, de précision d'horloger, de
souplesse d'acrobate, mais qu'en est-il des photographes ? Ont-ils développé
des facultés inhérentes à leur métier ? Seraient-ils doués d'on ne sait quel pouvoir surnaturel ? A l'heure où tout un chacun fait quotidiennement des
dizaines de photos, pourquoi reconnaît-on et différencie-t-on assez rapidement
une photo captée par un photographe de celle faite par monsieur tout le monde ?
Il est possible de répondre à cette question.
Une réponse simple, et donc peu satisfaisante, est de dire
que dans tous les métiers manuels ou artistiques, l'expérience est primordiale.
Or, qui dit expérience, dit long temps d'apprentissage, peu compressible,
durant lequel l'expertise s'acquiert plus par un phénomène osmotique que par
une simple recette de cuisine. C'est pourquoi connaître tous les signes de
l'alphabet ne fait pas de vous un poète, et acheter les meilleurs pinceaux et
la peinture la plus réputée ne vous transforme pas en Picasso. De la même
manière, en photographie, la connaissance de la technique seule, même
accompagnée du meilleur appareil ne donne aucune garantie d'un résultat de
qualité
Un photographe connu expliquait lors d'une conférence: "J'ai
un appareil relativement peu sophistiqué et qui me convient parfaitement. Mais
lorsque je rencontre des clients potentiels, j'ai toujours avec moi le dernier
des réflex à la mode; sinon, je ne suis pas crédible". D'ailleurs, si vous avez, parmi
vos amis, un bon photographe, prêtez-lui pour quelques minutes votre smartphone ou
votre compact à 100 euros. Vous serez stupéfait par les résultats qu'il obtiendra. Ce genre
d'expérience à la particularité de remettre les pendules à l'heure. Oui,
photographe, c'est un métier.
Etant, entre autres, informaticien et photographe amateur,
je suis certainement tombé sur les activités parmi les plus galvaudées. La
plupart des personnes que je rencontre disent qu'elles "font de
l'informatique". Il faut comprendre qu'elles "utilisent
l'informatique". Oui, mais la limite devient floue, car beaucoup
bricolent, essaient, suivent quelques tutoriels ou autres formations magiques
sur le sujet, obtiennent même parfois des résultats, sans toutefois avoir la
connaissance de ce qu'ils font, dans le sens de l'"avoir étudié",
comme on apprend un métier. J'ai même autour de moi plusieurs personne qui, non
seulement se disent informaticiennes, mais qui souvent travaillent dans le
domaine de l'informatique. Or, une écrasante majorité d'entre elles n'a jamais étudié
l'informatique.
Il en va de même pour la photo, avec l'avènement des
téléphones portables multifonctions qui y a grandement contribué. Tout un chacun
est capable de faire des photos. Mais, est-il photographe pour autant ?
Attention, je ne conteste pas à toutes ces personnes le droit de faire des
photos, de l'informatique, de la musique, de la réflexologie, de la cuisine
moléculaire, de la numérologie quantique ou autre activité à la mode. Bien sûr,
actuellement toutes les disciplines sont ouvertes au plus grand nombre et c'est
très bien.
Je dis seulement que parfois j'aurais eu envie d'être
chirurgien. Je n'ai jamais entendu quelqu'un, dans la rue, dire "je fais
de la chirurgie"; en n'ayant pas suivi d'études de médecine, bien sûr. Les
métiers peuvent donc se classer en deux catégories. Ceux qui sont exercés uniquement
par les professionnels: pilote de ligne, dentiste, ténor, microbiologistes, etc.
Et ceux correspondant à des activités que tous peuvent pratiquer: informatique,
photo, peinture, sport, etc. Il n'y a pourtant pas autant de différence qu'on
pense dans la hiérarchie des valeurs des divers métiers. Un excellent cuisinier
a peut-être autant appris qu'un cardiologue ou qu'un danseur.
Mais nous nous égarons. Quel est le point commun à tous les
photographes ? C'est simplement la manière de voir, au sens général donc; pas uniquement la manière de
regarder. Par extension, un photographe ne voit pas le monde (d'un point de vue
optique s'entend) comme les autres personnes. Au début, c'est curieux, et amusant
même, de se surprendre à ne pas voir comme les autres. Le regard est sans cesse
en train de scruter, viser, cadrer, filtrer. On regarde une voiture et on voit
des courbes de Bézier, on observe une fleur et on raisonne en profondeur de
champ, on marche dans un couloir et on imagine les points de fuite.
Ensuite, ce mode de vision s'installe et on n'y prête plus
attention. C'est seulement une couche en plus, une sorte de calque
supplémentaire qui n'entrave pas la vie courante. A la longue cela peut tout de
même, chez certains, devenir gênant lorsque ce filtre ne peut plus être occulté
et qu'il empiète sur ce que l'œil voit, c'est-à-dire la réalité, sans analyse
technique ou colorimétrique. Seulement des impressions habituelles; simplement
la vue.
Heureusement, il est possible, avec un peu d'entraînement,
de permuter volontairement entre deux modes de vision: l'œil du photographe et
l'œil "normal". Parfois un mode tente de s'immiscer dans l'autre et
la sensation est alors déroutante. La sagesse voudrait que l'on considère cette
nouvelle vision non pas comme une contrainte ou un désagrément, mais comme un
exercice mental qui contribue à maintenir le cerveau en bonne forme.
J'ose à peine y penser, mais on pourrait imaginer une
personne ayant une vision en mode Photoshop. Elle aurait, en temps réel, la
possibilité d'effectuer la plupart des traitements qu'offre ce logiciel, sur les
images captées par ses yeux. Cela impliquerait la vision en noir et blanc, le
détourage des objets, le réglage du flou et bien d'autres paramètres. Il se
pourrait d'ailleurs qu'un tel individu existe déjà quelque part; une sorte de
savant autiste orienté images.
Tous les photographes sont à différents degrés doués de
cette faculté.
Afin d'illustrer ces propos, voyons ce que nous propose
cette photo en noir et orange. Le samedi 2 mai 2015 à 10h38 j'étais assis à la
terrasse d'un café, à Carouge, dans la périphérie de Genève. Je parlais avec
des amis lorsqu'une dame pose un cabas sur la table d'à côté. De manière
inconsciente, mon œil a capté quelque chose. Je ne savais pas encore quoi, mais
ce quelque chose a interrompu ma conversation. J'ai regardé plus précisément et
j'ai compris. Un sujet de photo avait surgi. J'ai déclenché, pas forcément dans
les meilleures conditions.
Quelque années auparavant j'aurais simplement ignoré ce
cabas posé sur le côté et dont on voit le dessous, servant de fond à une tasse
de café. Totalement inintéressant, aurais-je pensé. Mais là, j'ai cliqué; puis, légèrement recadré la
photo, les couleurs étaient déjà bonnes.
Si on analyse cette photo, on peut y voir un simple rabat
orange et une tasse de café sur fond noir. Moi, je lui trouve un peu plus
d'intérêt. Je vois le profil d'une montagne noire, au moment du coucher de
soleil. Le rabat noir peut également faire penser au masque de Batman. Sur la gauche, le pli
vertical, qui n'est autre qu'une arrête du fond du sac, donne du relief à une
sorte de diamant en forme de losange. La tasse de café vient probablement de se
faire remplir par le haut; justement par ce triangle orange qui pourrait être un
filtre à café Melita. Seule une fraction de la tasse est montrée, ce qui suffit
à la définir. Je vois dans cette photo trois caractéristiques qui me tiennent à
cœur: un contraste de couleurs, un aspect géométrique et des formes rappelant
des symboles conventionnels. De quoi faire fonctionner l'imagination.
L'essentiel est de voir, mais de bien voir. Et surtout d'être curieux.
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